Interview – Christophe Rauck sur « Anatomie d’un suicide » - Nanterre-Amandiers

Interview – Christophe Rauck sur « Anatomie d’un suicide »

Christophe Rauck : « J’ai eu envie de proposer 3 grands rôles à 3 grandes actrices »

 

Pourquoi avoir choisi cette pièce d’Alice Birch, autrice et scénariste encore peu connue en France, pour votre prochaine création ?

C’est Nathalie Fillion, autrice et metteuse en scène, qui m’a fait découvrir Anatomie d’un suicide, dans une traduction de Séverine Magois. J’ai été impressionné par la forme et par la densité de ce texte, qui déploie simultanément 3 récits dans 3 temporalités différentes. Les 3 rôles féminins -la mère, la fille et la petite-fille, se sont imposés à moi et j’ai eu tout de suite envie de proposer ces grands rôles à de grandes actrices : Audrey Bonnet, Noémie Gantier et Servane Ducorps . Je m’aperçois que très souvent ce sont les rôles féminins qui influencent mes choix de spectacle.

Pourquoi les rôles féminins vous attirent-ils ?

Je trouve la question du féminin au théâtre passionnante. Chez Marivaux par exemple [Christophe Rauck a mis en scène Les Serments indiscrets de Marivaux en 2012], elle est centrale. Dans les jeux de l’amour, les femmes ont plus à lutter que les hommes. La femme passe d’objet de la société à sujet et devient l’enjeu de la plupart de ses pièces. En recourant au travestissement des personnages, Marivaux met en évidence la façon dont le regard change sur une personne selon son genre. Quand j’ai monté successivement Dissection d’une chute de neige de Sara Stridsberg (2021) et Richard II (2022) de Shakespeare, qui sont deux histoires de déposition du pouvoir, j’ai réalisé à quel point la question du pouvoir ne se conjuguait pas au même endroit pour un homme et pour une femme. Dans Richard II, le corps du roi incarne le pouvoir royal, alors que dans Dissection d’une chute de neige, la reine Christine est consciente que son corps de femme l’empêche d’imposer son pouvoir royal.

Dans Anatomie d’un suicide, il n’est plus question de figures royales mais de femmes piégées dans leur quotidien. Pourquoi raconter cette histoire ?

Parce que l’écriture d’Alice Birch permet d’interroger des sujets du quotidien (la maternité, le couple, la parentalité…) à l’endroit du politique. Être une femme dans le monde moderne, qu’est-ce que ça implique concrètement ? Chacun des trois personnages vit des expériences distinctes, façonnés par son époque et sa situation personnelle. Pourtant, d’une génération à l’autre, les trois femmes se retrouvent face aux mêmes interrogations, aux mêmes doutes, au point que leurs histoires se croisent et se répondent sur scène à travers le temps

Parmi les questions soulevées, il y a celle de l’enfantement et de sa brutalité, tant physique que psychique : comment vivre la grossesse, l’accouchement, devenir mère, et assumer la responsabilité que cela implique ? C’est un bouleversement profond dans une vie.

Alice Birch explore ces problématiques intergénérationnelles rarement abordées au théâtre et fait exister les relations mères/ filles dans toute leur complexité. C’est aussi une écriture très belle qui met les sujets à distance avant de les ramener petit à petit au centre.

De mère en fille, ces trois femmes sont confrontées à la tentation du suicide et deux d’entre elles passent à l’acte. Comment aborder la question du suicide sur scène ?

Le sujet de la pièce n’est pas le suicide en soi mais ce qui va mener ces femmes à mettre fin à leurs jours. On imagine, on suppose leur suicide mais il n’est pas représenté sur scène. Il sert de fil conducteur et forme la trame tragique qui relie leurs histoires. Dans « Anatomie d’un suicide », le terme le plus important, c’est « anatomie ». En anatomie, on dissèque, on s’interroge, on essaie de comprendre comment les choses s’articulent et s’enchaînent. Dès la toute première scène, Alice Birch introduit un schéma familial : on apprend que l’oncle de la mère s’est suicidé. Le tabou est brisé et cette pré-existence du suicide dans la famille déplace les enjeux. Ce qui permet à Alice Birch de se concentrer sur les causes du suicide. Qu’est-ce qui provoque la détresse de ces femmes de mère en fille ? Comment les expériences et les traumatismes se transmettent-ils dans une famille, comment influencent-ils nos vies et notre travail artistique ? Comment briser la logique du suicide ? A travers les différentes situations, on voit le tableau se composer. C’est cette approche qui confère à ce texte sa puissance et sa finesse d’écriture et permet une exploration profonde des enjeux humains et sociaux qu’elle traverse.

L’architecture de la pièce – dans laquelle ces 3 histoires qui se déroulent à 3 époques différentes sont racontées simultanément – est particulièrement complexe.

Le théâtre implique toujours une relation complexe entre l’espace et le temps, puisqu’il s’agit de raconter une histoire dans un temps défini et dans un espace délimité. Alice Birch écrit une partition d’une précision impressionnante pour raconter les symptômes de cette souffrance qui passe d’une génération à l’autre, en sautant parfois une génération. Par un jeu subtil, les dialogues transcendent les frontières temporelles et les mots de la grand-mère et de la petite-fille se répondent. C’est cette dramaturgie exceptionnelle et sa mécanique d’horloger qui permettent aux personnages de se révéler. L’enjeu de la scénographie était donc d’échapper à une représentation linéaire du temps, qui aurait consisté à diviser le plateau en 3 espaces : les scènes du passé à jardin, celles du présent au centre et celles du futur à cour. Il fallait permettre aux fantômes générationnels de circuler d’un espace à l’autre sans se heurter à ces murs de temporalité.

Vous utilisez le terme de « partition » pour parler du texte d’Alice Birch. En quoi est-il musical ?

Il est musical au sens où chaque tableau est constitué de plusieurs scènes jouées simultanément qui viennent nourrir une même partition. Au théâtre, c’est inhabituel pour les acteurs de devoir intégrer deux dimensions dans leur jeu – la scène qu’ils jouent avec leur partenaire et le tableau dans lequel cette scène s’inscrit – pour que le texte, comme la mélodie, puisse s’élever et les personnages se révéler. C’est un exercice très complexe qui exige des comédiens qu’ils s’emparent du texte par une pensée et une conscience du jeu. C’est un défi autant pour eux que pour moi, mais surtout une très belle aventure collective quand le théâtre vous entraîne ainsi dans des territoires inconnus.

 

ANATOMIE D’UN SUICIDE
Du 20 mars au 19 avril
Au Théâtre Nanterre-Amandiers

 

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