Entretien avec Jolente De Keersmaeker - Nanterre-Amandiers

Entretien avec Jolente De Keersmaeker

À propos d’Elly d’après Asghar Farhadi.

 

Comment est née l’idée d’adapter À propos d’Elly pour le théâtre ?

Chez TG STAN, c’est quelque chose de très nouveau. Nous travaillons presque toujours à partir de textes du répertoire, rarement d’un film. Avant À propos d’Elly, nous avions déjà adapté Une séparation d’Asghar Farhadi. Cette production-là était portée par Scarlett Tummers, qui fait aussi partie de la distribution d’À propos d’Elly. J’ai eu envie de reprendre le flambeau, avec une équipe plus jeune, et toujours dans l’esprit STAN : pas de metteur en scène, mais un vrai collectif.

Depuis une dizaine d’années, on passe le relais chaque saison : quelqu’un de la compagnie propose un projet personnel, qu’on développe ensuite ensemble. L’idée d’adapter Une séparation venait de Scarlett ; À propos d’Elly, c’est moi qui l’ai proposé. Je l’ai revu un soir, et je me suis dit : « Ce film a quelque chose à nous dire ».

 

Vous vous souvenez de la première fois où vous l’avez vu ?

Oui, très bien. C’était tard, à la télévision, un peu par hasard. Je suis tombée dessus en zappant, et en quelques minutes j’étais complètement happée. Je ne savais pas où se passait l’histoire — j’essayais de deviner — mais elle me paraissait universelle. J’ai été fascinée. C’était comme une tragédie grecque moderne : la loyauté, la trahison, le groupe face à l’individu. Rien de spectaculaire, mais tout vibrait sous la surface. Je l’ai revu plus tard, dans de meilleures conditions, et ce sentiment s’est confirmé. On compare souvent Farhadi à Tchekhov, et je trouve que c’est assez juste : on a ce groupe d’amis dans une maison au bord de la mer, des conversations apparemment banales, et soudain un événement qui fait tout basculer.

 

Vous dites que la question de l’« appropriation culturelle » s’est posée assez vite. Comment l’avez-vous abordée ?

On avait déjà, depuis longtemps, le désir d’élargir le regard et de sortir du seul répertoire occidental. On joue beaucoup d’auteurs européens, mais on voulait s’aventurer ailleurs. La question de l’appropriation culturelle s’est tout de suite posée. Mais dans la salle de répétition, il y avait des artistes d’origines très diverses — iraniens, irakiens, afghans, flamands — et tous disaient : « cette histoire nous parle à tous ». Farhadi le dit aussi : elle pourrait se passer n’importe où. Bien sûr, elle est enracinée dans la réalité iranienne, notamment sur la place des femmes. Mais ce qu’il raconte — le mensonge comme stratégie de survie, la pression du groupe, le besoin de se protéger — est universel. On ment parfois pour ne pas blesser, pour sauver la face, pour tenir debout. C’est quelque chose que je comprends et que je retrouve dans ma propre vie.

 

Sur scène, le groupe des comédiens semble refléter celui de la pièce.

Oui, c’est frappant. Nous sommes onze sur scène, ce qui est beaucoup pour nous. Il y a les anciens, des jeunes, des artistes venus d’horizons très différents. Et comme toujours chez TG STAN, il n’y a pas de metteur en scène qui tranche à la fin. Tout le monde participe, propose, contredit, discute. Autour de la table, les discussions ressemblaient parfois à celles du film : « Est-ce qu’elle a raison de faire ça ? Qu’est-ce qu’on ferait, nous ? Jusqu’où peut-on mentir ? » On débattait autant de questions morales que des questions très concrètes de plateau. Et à un moment donné en répétant, on s’est rendu compte qu’on était déjà en train de jouer la pièce. Notre groupe devenait un double du groupe du film.

 

Vous dites souvent que vous ne « jouez » pas des personnages, au sens classique. Comment cela se traduit ici ?

Chez STAN, on part toujours de soi. On ne disparaît pas derrière un rôle. Dans À propos d’Elly, j’incarne la femme qui invite Elly et organise le week-end à la mer. Elle sait déjà que quelque chose cloche, qu’Elly est fiancée par exemple. Elle porte donc une énorme responsabilité, à la fois vis-à-vis du groupe et vis-à-vis d’Elly.

Moi, je voulais jouer ce rôle parce que je me reconnais : ce besoin de tout organiser, d’arranger, de veiller sur les autres. Il y a un peu de moi là-dedans, forcément. Mais le personnage garde une part d’ombre et reste pour moi une énigme. C’est ce qui me donne envie de revenir sur scène le jouer chaque soir.

 

Le film est construit sur les non-dits et les hors champs. Comment avez-vous travaillé pour l’adapter pour le théâtre ?

Contrairement à Une séparation, Il n’existait pas de scénario publié, donc on a dû tout retranscrire à partir du film, avec l’aide d’amis iraniens. Ensuite, on a travaillé collectivement à partir du texte brut. Certains acteurs n’avaient jamais vu le film, ce qui a donné un regard neuf.

Sur scène, on ne cherche pas à reproduire le cinéma : pas de plage, pas de mer, pas d’enfants. À partir de simples indications — “ils jouent au volley”, “on entend du bruit” —, on a inventé nos propres images. Parfois proches du film, parfois complètement différentes. L’idée, c’était de créer notre version, pas une copie.

 

Les enfants sont joués par des adultes. Pourquoi ce choix ?

C’était évident pour nous. On l’a déjà fait. Deux acteurs se sont emparés de ces rôles et ils ont travaillé de leur côté, en inventant toute une série de petites scènes parallèles. Qu’est-ce que les enfants font à la mer ? Ils construisent un bateau, ils jouent avec un cerf-volant, ils se fabriquent leur monde. Un jour, ils nous ont présenté une dizaine de fragments, comme un fil qui traverse le spectacle. La première phrase du spectacle, c’est : « Maman, maman, je dois faire pipi », prononcée par un grand homme barbu. À ce moment-là, le pacte est passé avec le public : ce sont des enfants. Si le spectateur accepte cette convention, tout devient possible.

Le danger, c’est de basculer dans la comédie. Il faut garder une forme de gravité, parce que ce qui va arriver à ces enfants est très dur. Mais voir des adultes replonger physiquement dans l’enfance, c’est émouvant. Ça rouvre notre propre mémoire : soudain, on se retrouve nous-mêmes à jouer sur une plage.

 

Vous évoquez souvent la « tragédie » omniprésente dans cette histoire.

Au début, tout semble léger : des amis, la mer, des rires. Et puis un événement tragique survient et tout est bouleversé. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le drame en lui-même mais ce qu’il révèle : la honte, la peur du jugement, la façon dont le groupe cherche à se sauver, quitte à sacrifier l’un des leurs. Il y a cette phrase terrible à la fin : “Je veux sauver son honneur.” Et les autres répondent : « On n’en a rien à faire de son honneur. » Elle n’est plus là, alors à quoi bon ? » Ce sont des dilemmes moraux puissants qui nous ont hantés pendant les répétitions. Et je crois qu’ils travaillent aussi les spectateurs.

 

Comment avez-vous travaillé sur la scénographie ?

D’habitude on s’en occupe nous-mêmes, souvent Damien. Nos décors sont très sobres : une table, trois chaises, pas plus. Là, on voulait autre chose. La mer est un personnage à part entière dans le film. On voulait que sa présence soit tangible, presque physique.

Le scénographe a imaginé un grand rouleau peint, un paysage abstrait qui se déploie lentement derrière nous, comme une respiration. Des pierres humides sur le plateau, une matière, une odeur. Ce contraste entre la petitesse des humains – ces amis qui se débattent dans leurs mensonges – et la force de la nature m’émeut beaucoup.

 

Pourquoi cette volonté de travailler sans metteur en scène ?

Ce n’est pas seulement une méthode, c’est une position politique. Depuis plus de trente ans, TG STAN défend un théâtre collectif, horizontal, où chacun a voix au chapitre. Dans un monde qui fragilise sans cesse le collectif, ce mode de travail est précieux. Montrer sur scène un groupe qui cherche ensemble, qui se trompe, qui doute, c’est déjà un geste politique.

 

Vous jouerez À propos d’Elly au moment de la réouverture du Théâtre Nanterre-Amandiers. Qu’est-ce que cela représente pour vous l’ouverture d’un théâtre en 2025 ?

Pour moi, c’est un signe d’espoir. Nous vivons dans un monde paralysé par la guerre, les injustices, les replis identitaires. Dans beaucoup de pays, la culture subit des coupes budgétaires importantes. Et malgré tout, on ouvre un théâtre, on le réinvente, on investit de l’argent, du temps, de l’énergie.

Ouvrir un théâtre aujourd’hui, c’est dire : nous croyons encore à la possibilité de se rassembler, de réfléchir ensemble, de partager des histoires. Je trouve que c’est le plus beau signal qu’on puisse envoyer. On ne trouvera jamais « la » réponse aux questions que posent ces histoires. Mais le fait d’entrer dans une salle, ensemble, pour les regarder en face, c’est déjà une forme de résistance.

 

Entretien réalisé par le Théâtre Nanterre-Amandiers en novembre 2025.

Nanterre-Amandiers

Ajoutez
Nanterre-Amandiers

Ajoutez le site sur votre écran d'accueil pour un accès plus rapide !

Appuyez sur
Share
puis “Sur l'écran d'accueil”